Fernand Michaud

Entretien avec Odette et Fernand Michaud

Blandine Chavanne et Bruno Gaudichon
conservateurs du musée Sainte-Croix, Poitiers

À une époque où on parle tant de régionalisation et de décentralisation, pouvez-vous nous parler de votre attachement à la région Poitou-Charentes ?

Pour nous la décentralisation ne date pas d’hier ! C’est une région que nous avons choisie en 1975, après avoir quitté la Provence. Odette, ma femme, a repris une affaire traditionnelle, ce qui m’a permis de me consacrer à un travail personnel. En fait, toute notre carrière est liée à la province. Après un apprentissage rigoureux et traditionnel en 1943, en pleine guerre, à Issoudun, dans le Berry, où j’ai appris cette photographie qui était celle du début du siècle, je suis parti tel un compagnon du Tour de France. J’ai donc travaillé dans différentes régions, avec un passage très fugitif à Paris, avant de repartir pour la Côte d’Azur. Ensuite, j’ai rejoint le Sud-Ouest, puis l’Allier. Après le service militaire effectié en qualité de photographe à la Mission de Documentation, je suis revenu dans ma région natale, le Berry. En 1952, effectuant quelques travaux de mode, je rencontre Odette. Mannequin, elle présentait des carrés de soie pour Hermès et des collections de robes de mariées pour quelques grands couturiers. Peu de temps après, naquirent nos deux jumelles, Françoise et Sylvie. C’est l’époque où je commence un travail, en Touraine, approfondi et personnel sur le portrait, en photographiant des personnages du quotidien, dans une rencontre choisie délibérément par moi.

Dans votre formation et votre carrière, certains points semblent particulièrement importants. Vous avez déjà évoqué votre passage à Paris, il y a également la mode, la publicité et les reportages sportifs. ces différentes activités ont-elles influencé votre travail ?

Ces différentes expériences m’ont indéniablement enrichi. À ces expériences est venue la chance de rencontrer en Touraine, les peintres Pierre Dupas, Lilian Whiteker, Jean et Raoul Dufy, Graig Sheppard, Max Ernst et les scuplteurs Alexandre calder et Yo Jacobson. J’ai également fait la connaissance de Paul Cocteau, le frère de Jean, que j’ai eu l’occasion de rencontrer quelquefois.

Il y a eu aussi la rencontre avec Henri Vachon qui était syndic de la presse-image pour toute la compétition automobile. J’ai donc alors suivi pendant six ans les grands prix internationaux, par plaisir, par passion.

Vous venez d’évoquer Henri Vachon pour les circuits automobiles. Il y a Bernard Faivre d’Arcier pour le théâtre. Il semble qu’à chaque tournant de votre carrière, il y ait une rencontre, une amitié qui naît et qui entraîne une expérience professionnelle ?

Oui, très certainement. La photographie est merveilleuse, car elle offre la possibilité de rencontrer une multitude d’êtres différents qui, chacun à leur façon, vous apportent toujours quelque chose si vous voulez bien l’accepter. En fait, depuis ma plus tendre enfance, je suis un « regardeur ». Dès l’âge de treize ans, je remettais en scène chaque lundi le film que nous avions vu le dimanche après-midi à l’Idéal-Cinéma, la salle de mon village. Mon souhait à l’époque était de devenir comédien. J’aimais faire rire, j’aimais donner, j’aimais regarder pour transcrire après.

Pouvez-vous nous parler de l’importance de votre carrière de portraitiste, de votre activité de photographe en général ? Cela explique-t-il, à votre avis, l’originalité de vos travaux et l’indépendance de votre style ?

En 1936, ma marraine m’avait offert mon premier appareil, un Brownie de Kodak, avec lequel j’ai réalisé mes premières photographies : mon chat, ma sœur, mon frère.

À partir de mon apprentissage, en 1943, j’ai fait toutes sortes de photographies : bébés sur peaux de moutons, baptêmes, communions, mariages, défunts sur leur lit de mort... Nous travaillions dans un atelier avec une verrière nord au quatrième étage, nous faisions les épreuves au châssis-presse que nous mettions à l’exposition de la lumière naturelle sur la gouttière de ladite verrière et l’on faisait les prises de vue lorsque le temps était vraiment beau parce qu’autrement on avait pas mal de flou !!!

En fait, il me faudra attendre 1952, ma rencontre avec Odette et l’ouverture de notre premier atelier pour réaliser des portraits personnels, découvrir le personnage humain.

Pour réaliser un portrait, comment procédez-vous ? Comment choisissez-vous vos modèles ? Quel aspect du portrait privilégiez-vous ?

Pour bien répondre à votre question, je crois qu’il faut distinguer les quatre périodes de ma vie de photographe de portrait. Il y a la période préparatoire, dont je viens de vous parler, la période de Cormery de 1952 à 1954 avec des modèles de rencontre photographiés en lumière artificielle, puis, à Le Blanc, en Berry, les portraits des modèles en mouvement devant mon appareil sans préparation préalable. À partir de 1968, je suis revenu à la lumière du jour qui réapparaît avec la période avignonnaise, elle même divisible en plusieurs séquences. J’ai d’abord fait quelques portraits de metteurs en scène et de comédiens et j’ai voulu les situer en les installant dans les sièges de la Cour d’Honneur du Palais des Papes. J’ai ainsi photographié des gens anonymes et des célébrités, Malraux en Avignon, Duke Ellington à Orange, mais j’ai encore laissé tout un interdit de parole entre le sujet et moi-même. Puis petit à petit, je me suis davantage dirigé vers des intimités, des regards. C’est en 1981, à la suite d’une intervention chirurgicale déterminante pour moi, que j’ai commencé par faire une première série de portraits de comédiens. S’adresser à ces gens n’est pas chose facile, car je m’adresse à des comédiens qui ne jouent pas la comédie, à des metteurs en scène qui ne mettent pas en scène, àa des auteurs qui n’écrivent pas. J’ai souhaité les cerner dans leur propre intimité à travers les conversations d’un face à face en apparté. Nous arrivons en 1983 date à laquelle j’ai pensé photographier deux personnes par jour, dans le même lieu, dans la même lumière. J’ai eu avec chacun un entretien à bâtons rompus. Faire oublier la prothèse qui était installée entre le sujet et le photographe, faire oublier l’appareil pour arriver à des intimités qui dépassaient de loin la simple mise en condition psychologique fut une grande découverte. J’ai recherché des spontanéités, des instants.

Quelle importance votre installation en Provence a-t-elle eu sur votre carrière ?

Avignon m’avait beaucoup impressionné et j’ai décidé brusquement de m’y installer. J’ai travaillé d’abord dans la publicité et l’industrie pour de très grandes entreprises, et le Festival dans lequel je suis entré par la petite porte puisque j’ai systématiquement archivé pour mon propre plaisir, l’après Vilar. Les Rencontres d’Arles commençaient. J’y ai découvert la photographie américaine et la pépinière de photographes qui vient en Provence. Avignon fut donc un véritable catalyseur.

Quand avez-vous commencé à travailler sur le nu ? La Trilogie est-elle la première grande série et pouvez-vous parler de votre évolution dans le domaine ?

J’ai commencé à l’atelier avec quelques modèles académiques des Beaux-Arts puis avec Ursula, une strip-teaseuse qui avait besoin de photographies pour son travail. D’autres strip-teaseuses m’ont alors sollicité. Je les ai alors photographiées en extérieur et là, j’ai découvert les corps dans la lumière naturelle et cela fut pour moi une révélation. Arrivé en Poitou-Charentes, j’ai abordé le nu différemment dans un travail intimiste avec Odette. Nous sommes allés trois années consécutives en Sicile dans un ancien palais aux vastes pièces dont la terrasse dominait la mer et l’Etna. J’ai fait une série de nus d’Odette, au repos et à sa toilette. Après cette expérience, l’une de mes filles jumelles, Sylvie, fut enceinte. J’attendis la dernière semaine pour faire une série de prises de vues dans une chambre, à la campagne. Le hasard voulut qu’elle donna la vie à une petite fille Alice. Ainsi naissait la Trilogie puisque dix-huit mois plus tard, je photographiai Alice nue dans la lumière et la liberté d’un jardin. Je venais de réunir trois générations de même gène. Ensuite, j’ai choisi deux jeunes filles, l’une de treize ans que j’ai photographiée dans un château XVIIIième, l’autre de vingt ans sur des dalles de béton. L’une et l’autre n’étaient pas des modèles professionnels. Aujourd’hui, je travaille toujours avec trois modèles d’âges et de morphologies différents, en essayant d’approcher une semi-abstraction par des découpages d’aplats et de volumes dans la lumière naturelle.

Nous allons maintenant aborder le troisième grand volet de votre travail : la photographie de théâtre. Vous nous avez raconté au début de cet entretien que vous aviez rêvé d’être comédien : quand avez-vous débuté dans la photographie de théâtre ?

Avignon fut capital, et pour cause. Vilar vivait encore en 1969-70. Wilson mettait en scène Le Diable et le Bon Dieu avec François Perier et Early Morning avec José-Maria Flotats et Maria Casarès. C’était la Cour d’Honneur, la découverte du théâtre en Avignon. J’ai alors voulu connaître l’envers du décor.

Jusqu’en 1978, j’ai photographié systématique- ment toutes les pièces présentées dans la Cour d’Honneur, tel un archiviste. Je prenais le filage, et une ou deux séances publiques pour sentir la véritable dimension du comédien devant son public. J’ai ainsi archivé, pendant près d’une décennie, des documents qui pourront peut-être servir à l’histoire du théâtre.

En 1978, j’ai pris la décision d’arrêter de faire ce type de photographie de théâtre. À ce titre, seuls les photographes d’agences font un travail utilitaire.

En attendant Godot fut pour moi un choc. J’ai voulu vivre avec les comédiens. J’ai assisté aux italiennes, c’est-à-dire à la lecture de la pièce, et a toutes les répétitions. J’ai vécu avec toute la troupe pendant trois semaines, réalisant huit ou neuf cents prises de vues. Enfin, j’ai choisi cinquante photographies de cette pièce. Je pense que l’auteur, le metteur en scène et les comédiens auraient pu dans cette vaste fres- que choisir leur propre En attendant Godot, ce qui correspond, à mon sens, à ce théâtre d’idée qu’est celui de Beckett. Ensuite, j’ai fait un autre travail, sur le « one man show » de Vittorio Gassman. Quarante-quatre photographies sur le portrait d’un homme.

En 1983, j’ai pris la décision de faire cinquante portraits de personnes participant au Festival et d’ouvrir « mon » théâtre tous les jours pendant quatre heures à raison de deux heures par personnage et de jouer ma propre piece devant un spectateur unique.

Enfin, je ne voudrais pas clore ce chapitre consacré au Festival d’Avignon sans évoquer la personnalité de Bernard Faivre d’Arcier, directeur du Festival. Grâce à lui, je suis devenu photographe attaché auprès du Festival d’Avignon et je voudrais souligner sa gentillesse et la compréhension dont il sait faire preuve en toute occasion. ll a su me laisser la liberté absolue dans ma créativité et dans le choix des sujets.

ll y a des analogies évidentes entre vos portraits et certaines séries consacrées au théâtre (« En attendant Godot », Vittorio Gassman...) ainsi qu’entre les nus et certains reportages de théâtre (plans coupés, cadrages...) Pouvez-vous nous en parler ?

Je n’ai jamais cherché de rapport entre mes différents travaux. Pina Bausch est un sujet important. J’ai d’abord travaillé sur les deux chorégraphies, Kontakthof et Quatre-vingts que j’ai photographiées au théâtre municipal d’Avignon dans le cadre du Festival. J’ai voulu avoir une interprétation qui me soit propre, d’où une volonté de liberté de découpage dans les corps, dans les pieds, dans les jambes, les chevilles, les chaussures, etc., et non pas un reportage descriptif du spectacle en soi. Je pense avoir traduit un fantasme personnel après avoir photographié l’œuvre de cette femme qui apporte indéniablement un renouveau dans la chorégraphie contemporaine. C’est l’une des révolutions de la représentation avec un texte qui n’en est pas un et des musiques qui n’en sont pas. En 1983, j’ai refait Nelken et Walzer dans le même esprit.

Nous avons remarqué, lors de nos visites chez vous, une importante collection de photographies (œuvres d’artistes contemporains...) Quelle est son importance pour vous ?

Cela est capital : lorsqu’on est photographe, on est forcément intéressé par tout ce qui touche la photographie. Depuis de nombreuses années, je me suis intéressé aux appareils anciens, j’ai archivé un certain nombre d’ouvrages consacrés à la photographie du XIXième et j’ai acheté des livres sur les photographes contemporains. Ma collection de photographies contemporaines est le fait d’échanges. En photographie, comme pour les autres arts, nous faisons des échanges entre nous. On arrive ainsi à se constituer des collections qui permettent d’avoir le travail des autres sous les yeux ce qui est très agréable.

En conclusion à cet entretien, il nous semble important d’aborder le rôle de votre épouse Odette dans votre travail : mannequin, modèle, première assistante. Pouvez-vous nous en parler un peu ?

Odette a marqué ma vie et mon travail. Elle m’a donné deux filles, Francoise et Sylvie qui, toujours, m’ont soutenu dans mon œuvre. Odette est l’équilibre face au tourment. Sans elle, aujourd’hui je n’existerais peut-être pas. Vous l’avez compris, elle représente beaucoup plus que ce que je peux dire sur elle.
Questions à Odette Michaud

Odette, nous savons que depuis 1953, Fernand vous confie tous ses tirages. Pouvez- vous nous parler des techniques que vous utilisez et de l’importance de votre investissement personnel dans ce travail en commun ?

J’ai pris le train en marche, c’est-à-dire que mon premier métier n’avait rien à voir avec la photographie ; mais il est aberrant d’être amoureuse d’un photographe et de ne pas aimer sa photographie. Alors, je me suis mise à l’aimer. Ce qui me plaît dans la technique du tirage, c’est la minutie du travail, difficile pour une personne indisciplinée. C’est une bataille contre soi-même. Un négatif vous crée toujours quelques problèmes qui lui sont propres. À chaque négatif, il faut vaincre les difficultés, recommencer, vaincre à nouveau, etc.

Pouvez-vous nous parler des virages ?

Ils sont très étudiés, je les ai mis au point, approfondis de jour en jour. Je tiens absolument à respecter la prise de vue de Fernand : c’est ma ligne de conduite. Cette partie du travail constitue mon hobby. Mes tirages sont l’aboutissement de recherches sur les procédés anciens mis en valeur par les techniques modernes. ll faut les adapter et éviter la vulgarisation par la machine. Je fais des virages à l’or, au platine et au sélénium. Ces sels de métaux,avant leur valeur esthétique, sont essentiellement des conservateurs inégalés. Une photographie virée à l’or, au platine, à l’argent ou au sélénium est pratiquement indestructible.

À Mauduit, Février 1984