Fernand Michaud

L’invisible nudité

par Janus
Critique d’art et journaliste. Responsable du programme culturel de la région du Val d’Aoste, Italie (1986-1995). Pseudonyme de Roberto Gianoglio

Qu’est-ce que le corps ? De la poussière d’étoiles ; de la poussière répandue par Dieu sur la terre ; de la poussière que le vent dispersé ; de la vase, de la fange, de la lumière.

La plus ancienne notion du corps se trouve dans le Pentateuque : «  Alors lahvé Elohim forma l’homme, poussière provenant du sol, et il insuffla en ses narines une haleine de vie et l’homme devint âme vivante » (Genèse, ll/7). Un grumeau d’argile animé par le souffle divin et destiné à retourner à l’obscurité de la matière : « car tu es poussière et tu retourneras en poussière » (ib. lll/ 19). Sans être catholique du tout, Horace le disait aussi : «  pulvis et umbra sumus ». Dans tous les coins du cosme, les dieux infatigables construisent des hommes ou des géants ou des polichinelles en mêlant les éléments essentiels de la nature : le feu, l’air, l’eau, la terre ou les durs métaux, et des hommes immenses et des femmes aux facultés surnaturelles : Ève, Vénus, Iris, voire même Pandore, les Dames de la vie et de la mort. Sur les mêmes rivages de la Méditerranée, d’autres hommes plus patients, moins mystiques, plus logiques ont vu dans le corps l’expression de l’âme ou bien l’origine de la pensée : mais l’âme est un argument trop complexe pour que l’on puisse l’affronter, même si l’on en est entouré de toute part. Contentons-nous de la pensée qui, malgré tout, est peut-être plus docile, qui certainement nous appartient, qui n’a jamais complètement abandonné ses liens physiques et matériels avec le corps, même lorsqu’elle a tendu vers le sublime.

Parménide « notre père », selon la définition de Platon, disait « même chose sont l’être et le penser » et, avec encore plus de précision : « On hercherait en vain le penser sans son être ». C’est Parménide qui, le premier, a fait usage de ce terme fatal : « être », en l’associant au penser, à l’existant, à sa multiplicité, terme repris ensuite par Platon et qui a conflué plus tard dans la pensée de deux grands penseurs que l’on chercherait en vain à dissocier l"un de l’autre : Hegel et Heidegger. L’être c’est notre corps, mais où est le corps ? Il est surtout dans notre pensée. C’est le plus grand mystère de notre existence. Une illusion des sens.

Les philosophes ont enquêté longtemps sur la nature de l’âme, mais ils n’ont jamais pu éliminer l’obstacle terrible et inquiétant constitué par le corps. Même nu, il nous apparaît aussi impitoyable qu’ une divinité, beau comme un ange, fruste comme un animal. Le corps possède à la fois toutes les qualités que les peintres ont représentées de mille façons différentes depuis des milliers d’années et que, plus récemment, les photographes ont poursuivies à leur tour comme une proie. D’aucuns Ont soupçonné que le corps fût formé de nombre d’autres corps mélangés : corps physique, corps astral, corps extérieur (miroir de l’âme ou, parfois, caricature de l’âme), corps intérieur avec son mécanisme implacable qui régit la vie et la mort, corps invisible (âme miroir du corps), corps visible, mais chaque jour fuyant. ll existe aussi un corps photographique qui a toutes les ambiguités du corps enquêté par la philosophie et par la théologie : ce sont des corps immergés dans une lumière mystérieuse, comme ceux de Man Ray, ou plongés dans une dimension mentale ou métaphysique, comme ceux qu’invente Fernand Michaud, desquels il ne nous est jamais donné de voir complètement le début ou la fin. Ce sont des corps infinis qui passent à travers l’espace sans limites, même lorsqu’ils nous apparaissent enfermés dans un local.

Naturellement, il existe plusieurs façons de s’approcher du corps : aucune n’est vraiment sûre : beaucoup ne sont à même que de nous distraire de son centre spirituel, car nous ne pouvons nier, même face à certaines images photographiques, que la matière est animée par un esprit inquiet. Quelques religions ont vu dans le corps un ennemi à abattre ou à mortifier ; d’autres, un allié ou un complice à exalter et, encore maintenant nous ne savons quel soit le chemin exact à parcourir.

La multiplicité du corps nous conduit à la multiplicité de l’être qui a inquiété nombre de penseurs. C’est la question que s’est posée Platon dans ses dialogues. L’être est-il une entité unique ou multiple ? Au prix de commettre le fatal parricide contre Parménide, Platon est poussé à croire que l’unité n’existe pas et que le non-existant puisse, au lieu, exister. Ce même concept est condensé dans une phrase admirable de Heidegger, philosophe peu aimé, mais capable de se poser les questions les plus justes : « Chacun est les autres, personne n’est soi-même ». À propos de ces « autres », quasiment la même chose a été dite par Hegel, mais avec plus de mots : « Dans la pensée, Je suis libre parce que je ne suis pas dans un autre, mais demeure tout simplement chez moi, et parce que l’objet qui pour moi est 1’essence, est dans une unité indissociée mon être pour moi ; et mon mouvement dans des concepts est un mouvement en moi-même » (Hegel, Phénoménologie de l’Esprit ; traduction Jean-Pierre Lefebvre).

Telle est donc la position du philosophe, mais le photographe, au lieu, qui est le philosophe de la matière et de la lumière, quelle attitude prend-il envers le corps ? Quel est le corps qu’il voit ? et celui qu’il voit est-il Un ou Multiple ? Les photographies de Fernand Michaud m"ont toujours laissé croire qu’il voyait, comme Platon, une multitude de corps renfermés dans le même espace, même lorsque le corps était unique et solitaire.

Certainement, Michaud photographie le corps pour le décrire, pour le représenter, pour l’exprimer, pour le décomposer, pour l’inventer, mais aussi pour le cacher, pour le rendre invisible, voire pour le détruire. Le corps nu que nous voyons n’est pas le corps physique que l’appareil photographique a cueilli dans l’espace, c’est un corps mental qui disparaît dans la matière, qui a besoin d’un masque, qui se cache parmi les statues ou à l’ombre des objets, qui entre dans le tourbillon de la poussière primitive. Il est devant nos yeux et il est dans le cosme. Il nous est peut-être possible de donner un nom ou une définition à ce corps (« genre humain », par exemple), mais nous ne le connaissons pas vraiment ; dès que nous tentons de le posséder, nous l’avons déjà perdu. Dans le mouvement rapide de l’appareil photographique, qui feint d’en caresser les membres, ce corps a déjà modifié ses molécules. Est-ce vraiment le corps d’un être humain ?, ou bien est-ce une divinité ?, ou un monstre tiré d’une légende antique ? Probablement, les Grecs anciens voyaient de cette façon le visage de la Méduse ; et c’est encore ainsi qu’Ovide devait voir l’image des Erinnes. Et certainement, Freud voyait de la sorte l’affleurement souterrain du subconscient.

Tout appartient au corps, la sensibilité et la douleur, le lourd fardeau de la vie et l’immortalité. A l’intérieur des molécules, depuis des millénaires, s’est produit un mélange de sensations et de pensées qui ont originé cette explosion que nous nommons la vie. Dans les profondeurs de la matière un seigneur ténébreux dicte ses lois en passant par le cerveau ou par les sens, il vit à l »intérieur du corps, dans son obscurité et, en même temps, il agit en dehors du corps, gardien jaloux de secrets qu’il n’aime point révéler, créateur étourdi d’images, de songes, d’idées et puis, encore, réticent, démiurge éternellement enveloppé de sa cuirasse invisible, allié et ennemi de l’être, instigateur de mauvaises actions et souvent aussi de grandes émotions et de nobles entreprises, menteur acharné auquel l’on ne peut jamais croire, manipulateur ténébreux de méfaits et, en même temps, à sa façon, glorificateur de l’humanité. C’est notre maître et notre esclave ; nous ne pouvons lui attribuer aucun nom, nous ne pouvons nous fier de ses pouvoirs, nous ne pouvons jamais lui faire entièrement confiance, jamais nous ne pouvons nous laisser emporter par son aveugle volonté, mais il nous faut toujours l’observer avec beaucoup de prudence, comme un instrument ingénieux, comme un puissant engrenage, dont il importe de se méfier car c’est un perfide tisserand d’intrigues, voire même, àla fois, ange et démon. C’est l’être que la philosophie illumine, que l’appareil photographique transperce parfois d’une fulguration. Un enfer est tout entier dans son intérieur, mais il nous arrive parfois de cueillir un peu de paradis entre une profondité et l’autre. Ce dominateur invisible est un seigneur qui n’aime pas trop révéler ce qu’il sait. Pour qui tient-il ? Pour l’âme invisible ou pour les molécules de la matière ? Tout cela est entouré de l’incertitude métaphysique de l"être. C’est un Seigneur qui joue froidement avec la mort, car il est formé de molécules ; il a besoin de se nourrir de sang comme un vampyre, mais aussi de poésie et d’idées sublimes et il a, à la fin, la présomption secrète de pouvoir survivre tant au corps qu’à l’âme.

Que photographie Fernand Michaud – ou que peut-il photographier – lorsqu’il se retrouve face au corps nu d’un être humain ? Le corps ou l’ âme ? L’Unité ou la Multiplicité ? Certes, une idée fort philosophique de ce corps, auquel il arrache peu à peu la cuirasse. La suprême ambiguité de l’artiste le conduit à nier ce qu’il voit. Lorsqu’il feint de photographier le corps nu – mais non pas sans défense – d’un de ses modèles, d’un de ses symboles, il semblerait plus exact de dire que Fernand Michaud va à la chasse de l’âme.

L’être invisible observe, derrière sa courtine de nuées, sans prendre apparemment aucune position, sans prendre parti pour l’un ou pour l »autre, mais dans la lumière que produit l »appareil photo il nous semble entrevoir son sourire ironique : œil contre œil : celui de Fernand Michaud et celui qui est caché dans les ténèbres du corps. Oeil du photographe, en tant que chasseur insatiable d’images et l’œil occulte de l »être sans nom qui change ã tout instant les apparences de la réalité : l’œil de Michaud qui se bat contre l’œil impitoyable de l’âme. Ses images naissent de ce secret conflit. Son appareil photographique ondoye entre le présent et le passé. À travers ses modèles, il photographie la pensée angoissante de Parménide et, sous un certain aspect, il photographie l’ombre du futur.

Sa photographie est donc une espèce de défi contre la mort. Le corps, que son appareil photographique arrache à la réalité, vient de sortir des eaux du Styx qui ont emporté tous ses vêtements. Le corps s’est revêtu de divinité. ll est immobile au milieu de statues antiques ou entre les murs d’une chambre ou parmi des engrenages métalliques, ou parmi des meubles anonymes entourés de parois indéfinies. En un seul moment il a parcouru tous les chemins de l’humanité, de la naissance àla mort, de l’innocence à la perversion. Il est devenu statue, il est la Vénus d’llle, dont Mérimée dit : « et je la trouvai de près encore plus méchante et encore plus belle », ou la Gradiva de Wilhelm Jensen, qui avait charmé l’âme de Freud par son ambiguité entre la pierre et son apparence humaine ; l’une immortelle, et l’autre, à la fin, porteuse de bonheur. Mais le corps humain ne passe-t-il pas continuellement de l’un à l’autre de ces extrêmes ? Et entre l’une et l’autre il nous est encore possible de placer la statue que Pygmalion réussit à animer, à l’aide d’Aphrodite. Toutefois, dans l’œil de Michaud, il n’est pas que ces images qui passent. Il y a en outre, sur le fond, la Mariée qui descend les escaliers de Duchamp (n’est- elle pas aussi, comme Gradiva, « celle qui va de l’avant ») ou « la Mariée mise à nu par ses célibataires, même », suspendue dans son monde infini et paradoxal, emprisonnée dans sa machine infernale, cannibale, génératrice d’autres métamorphoses. Ici encore, le corps mutilé subit une multiplication, il accomplit une espèce de voyage dans les terres inexplorées au sens de la recherche de son époux mythique parmi tant d’autres. La mort et la vie se poursuivent indéfiniment dans ces photographies en revêtant le masque métaphysique de la divinité. Encore une ambiguité que l’appareil photographique de Fernand Michaud reprend sous des angles différents. Le corps se cache derrière un masque, il emprisonné ses pensées, et le corps disparaît : nous n’en voyons pas la nudité, rien qu’un treillis métallique qui renferme sa tête. Dès l’antiquité la plus reculée, l’homme a toujours vénéré le masque – bouclier terrifiant de son âme à l’aspect d’un animal ou d’un monstre –car c’est le masque qui lui permet de parcourir les chemins tortueux de la connaissance. Aux dieux occultes l’homme oppose son visage occulte. Le secret des masques réside dans ce dialogue perpétuel entre l’homme et Dieu, sur un terrain neutre ou passionnant comme pourraient l’être ceux de la philosophie ou de la photographie, ou sur une plaine déserte où Dieu ne peut plus Voir l’homme dans son intégrité, où l’homme continue à ne pas Voir Dieu, où l’homme parvient à une divinité propre, où Dieu devient le provocateur d’événements imprévisibles. Il semble que le masque – n’importe quel masque, du masque rituel à celui de carnaval- soit toujours quelque peu inhumain, mais la main nue qui donne la mort n’est-elle pas davantage inhumaine ? et le corps recouvert de plaies ? et le regard impitoyable ? Le masque représente l’homme et l’homme représente le masque. En ce cas, le masque c’est Dieu et c’est aussi le serpent qui descend de l’Arbre des Connaissances. ll nous dit bien plus de choses sur l’âme de l’homme de ce que pourrait nous dire son visage dévoilé.

La photographie de Fernand Michaud – dont nous n’avons abordé que quelques éléments – prolonge l’ombre de l’âme sur la surface du corps ; elle ouvre les portes infinies qui se cachent derrière ses images, elle renverse ce que nous avions toujours su : le corps n’est plus un corps, il est entré dans l’âme et l’âme est enfin sortie au dehors. Ce n’était sans doute pas l’âme que nous attendions ou celle qui avait été décrite jusqu’à ce jour par les théologiens ou les philosophes ; c’est une âme imprévisible qui ne ressemble en rien à notre corps, contrairement à ce que nous avions toujours supposé.

ll appert clairement, à ce point, que le corps féminin représenté par Michaud n’est qu’un prétexte. Il n’existe point de « nu féminin », mais uniquement un « nu » pris comme symbole de l’humanité entière. Le corps possède toujours le sens du sacré, tout comme l’âme possède le sens de la matière. L’appareil photographique de Fernand Michaud flâne dans ce territoire immergé où les limites n’existent plus. lci le corps agit comme un sorcier dans la forêt : il peut transformer ou se transformer. Pour cette raison nous n’avons jamais parlé de façon spécifique de corps masculin ou de corps féminin, parce que cette distinction n’existe pas, parce que ce que nous voyons c’est l’écorce de l’arbre, c’est la lymphe vitale qui s’est montrée au jour, c’est l’esprit magique qui peut prendre des formes infinies, avec, en même temps, des sens infinis, car cela peut être soit un ange soit un démon. Michaud cherche à nous faire comprendre que le corps peut et doit être mesuré à l’intérieur d’un espace bien défini, l’âme, comme chacun sait, n’a pas besoin d’espace et, voire, pas même de temps, car elle est toujours sans limites. Tandis que le corps ne peut être compris que s’il est contenu dans une dimension concrète ; il peut être observé et étudié dans une vitrine (mannequin ou momie), mais, même dans ce cas, il s’agit toujours du même corps qui peu de temps avant descendait des escaliers ou marchait dans les rues d’une ville ou parmi les antiques tombeaux. Même son mouvement est une illusion. Chacun de nous doit vite apprendre que le corps est toujours provisoire ; il faut entrer dans la mort pour être, de quelque façon, définitif.

Ce qui est en dehors du corps appartient au philosophe et, de quelque façon, au photographe aussi. Le philosophe tend à augmenter les mesures du corps, le photographe tend à les réduire, à reconduire le corps dans une boîte ou à le cacher derrière un masque. Puis, àla fin, rien ne change. Revenons pour un instant à Hegel, là où il dit : « Ce n’est pas le concept, mais l’extase ; ce n’est pas la froide progression de la nécessité de la chose, mais la fermentation de l’enthousiasme qui sont censés être la tenue et l’expansion et avancée continue de la richesse de la substance ». (Hegel, Phénoménologie de l’Esprit ; traduction Jean-Pierre Lefebvre).

Par le biais de ses photographies, Michaud nous conduit à l’intérieur de cette extase, là où l’appareil photographique brise toute illusion. Ses images peuvent aussi paraître perverses, mais la beauté, par sa moralité sans bornes, nous console à la fin : nous sommes parvenus, à travers la photographie, aux limites de la vie, œil contre œil, regard contre regard, vie contre vie, corps contre un autre corps. Là où le dernier signe titube, où toutes les civilisations confluent en un seul point, dans le souvenir ou dans la connaissance, où d’immenses expériences culturelles sont contraintes à se confronter les unes aux autres, son appareil photographique, avec une simplicité extrême, sait cueillir l’invisible nudité des choses.

Janus , 1992