Fernand Michaud

Pour un portrait de Fernand Michaud

Par Georges Daru
Écrivain, dessinateur, imprimeur

Dans le portrait que fit Nadar d’Eugène Delacroix, on découvre que certains traits pourraient tout aussi bien appartenir à Fernand Michaud. Non seulement le menton volontaire, la bouche ferme, la moustache et la courte barbe grise, mais aussi la concentration du regard qui transperce le témoin au point le plus précis de sa sensibilité. Là se borne la comparaison, car s’il fallait invoquer le parrainage de la peinture, ce serait du côté de Jan van Eyck (plutôt que de Jean Clouet) qu’il faudrait chercher, là où le métier le plus rigoureux, le plus affiné, s’obstine à la révélation impudique du secret de l’autre – et à cela seul.

Les peintres accédaient à la maîtrise au terme d’un long contrat avec la pratique quotidienne : les recettes, les mélanges, la chimie, le broyage, la préparation, l’application, et la foi dans les vertus de la patience. C’était ainsi que l’on devenait artiste, par la démesure dans l’acharnement. Ces gens vivaient de leur métier à tous les niveaux – jusqu’à notre Renoir famélique qui devait décorer les murs des bistrots de Paris.

C’est à la même époque que l’on doit ce phénomène : Fernand Michaud. ll débute dans la photo a l’âge où l’on passe son certificat d’études – à la campagne, s’il vous plaît, où l’on traite encore le citrate d’argent, et où l’apprenti tire au châssis-presse à la lumière du soleil. On y fait de l’identité, de la première communion, du mariage, des noces de vieux couples exemplaires, l’argent et l’or.

À partir de quel moment en a-t-on fini avec l’apprentissage ? Levez le doigt. J’en vois un qui ne répond pas. C’est notre homme, bien sûr – encore loin de savoir où va le conduire sa passion de l’image révélée, sa seule raison et aussi son seul moyen de vivre. Tout va se passer comme s’il avait pressenti, sans en avoir conscience, qu’au terme de sa marche solitaire, les effets d’une loi naturelle le conduiraient inévitablement à la confirmation intime, et enfin publique, de son singulier pouvoir. Il va travailler longtemps, et à ses dépens, pour substituer, au hasard heureux sur quoi tellement d’autres ont compté, la maîtrise absolue du jugement, de l’œil, et de la main. ll va par exemple, ignoré de tous, sauf des comédiens, « couvrir » pendant dix années consécutives le Festival d’Avignon (quelques-uns diraient pour la gloire, mais ce n’est pas vrai, la gloire se fait attendre) seulement pour tout comprendre, et pour tout apprendre, dans cet univers de la scène où il se sent presque chez lui – seulement pour devenir ce révélateur irremplaçable que l’on va découvrir étape par étape, sans tapage, dans la vérité.

D’où une maîtrise exceptionnelle, à la fois de la prise de vue et des manipulations qui aboutissent à des tirages irréprochables. Si le créateur a percé sous l’artisan sans complaisance pour lui-même (et d’une exigence quasi insupportable pour autrui), c’est qu’un jour est arrivé où tout s’est confondu, où l’instrument avait atteint une telle efficacité que toutes les ressources psychiques de l’homme se sont trouvées disponibles pour ne plus servir autre chose que le moment-clé : le moment d’extrême concentration où il faut intervenir pour donner une signification à l’aspect mouvant et désordonné des corps, des visages et des choses. Processus de libération que tout le monde connaît en théorie depuis longtemps. Mais dont peu, en Occident, ont fait personnellement l’expérience.

À partir de la, on peut tout faire. Une fugue sur les nus, la Trilogie ? On en est loin : c’est le portrait de la Femme, tout simplement. Le plus beau portrait de la Femme qu’on puisse imaginer. Sans le support logistique des systèmes à recettes. Ne cherchez pas à savoir d’où il tient cet art du portrait. ll vous dira volontiers, en guise de boutade, qu’il a été dressé par le travail à la chaîne : d’innombrables photos d’identité depuis le début de sa carriere. Des clients gâtés, qui ne le savaient pas ! La vérité est qu’il a toujours été captivé par le visage humain et qu’il n’a cessé de s’interroger sur l’homme qui porte ce visage.

Les gens avertis supputent ce que l’on peut exiger, à la limite, d’un reflex 24x36 (quand on fait fabriquer des optiques pour ses propres besoins avec cahier des charges impératif) et d’un papier sensible que l’on fait avouer sous la douce torture d’Odette (car il faudrait, autre chapitre, parler d’Odette Michaud, qui à force d’être enseignée, dépasserait le maître au labo si c’était possible, mais se permet tout de même de l’étonner, et il n’en revient pas). Les gens avertis s’interrogent sur les limites du procédé photographique, et se disent, face à la face de l’homme : jusqu’où peut-on aller ? Dans le domaine archi-exploré du portrait, on peut toujours essayer d’aller jusqu’à Michaud. Une facon comme une autre d’apprendre l’humilité nécessaire à toute recherche qui ne soit pas futile.

Quel autre photographe a réalisé cette alliance de la connaissance de l’homme, et du malheur de l’homme (Baudelaire écrivait qu’un bon portrait lui apparaissait toujours comme une biographie dramatisée), quel autre photographe a réalisé cette alliance quasi magique entre l’intuition la plus aiguë de la nature de l’homme, et sa traduction technique absolue au dernier état de son travail ? Cherchez bien. Aucun. Même pas Nadar, bien sûr, qui ne disposait pas des mêmes moyens – sauf au chevet de Victor Hugo mort, qui posait sans le savoir. Ils ont tous posé pour le photographe, comme au temps des peintres. F. Michaud possède le don de retarder indéfiniment l’image jusqu’au moment de l’oubli, jusqu’au moment où le « sujet » n’est plus présent à l’objectif, mais présent à lui-même et à son destin. L’art photographique n’a jamais connu de « génie » créateur et n’en connaîtra sans doute jamais. Mais l’art du portrait photographique nous propose des variantes presque infinies sur les facons d’interpréter les rapports de l’homme avec l’homme. Chez Michaud, point d’allusion savante à la culture ou au discours philosophique. Pas d’effet de lumière, pas de Rembrandt, pas de Fantin-Latour, pas de satire sociale, pas de Goya, pas d’étude de mœurs, pas de Daumier, pas de Nadar, pas d’anecdote, pas de Lewis Carroll amoureux de ses modèles – même pas l’humour d’un Cartier-Bresson ! – rien, sinon l’homme au moment où il est lui-même, dans sa nudité, à l’instant où son visage avoue ce qu’il est, ce dont il souffre, ce dont il est heureux, sans tricherie. Jusqu’au centième de millimètre dans le détail de la réalité. Pas de vision fugitive, mais diagnostic.

Effrayant. Race des inquisiteurs, des confesseurs, j’allais dire des bourreaux si ce terme ne convenait si mal à un homme fragile, anxieux des autres et de lui- même. Car il y a beaucoup de puissance sur les autres chez cet être peu sûr de lui, qui doute de tout, et qui ne cesse de parler pour se rassurer, pour ne pas avoir à réfléchir sur ce qu’il peut y avoir de failles en lui et ne serait-ce pas une faille à ses yeux que cette hyper-émotivité qu’il s’acharne à dissimuler et à maîtriser sous ses allures de maître d’école aux cheveux ras ?

Allez : c’est une revanche. À l’opposé de beaucoup de privilégiés des festivités photographiques, pour qui l’héritage culturel a tellement eu de part dans l’œuvre de leur vie, Michaud ferait figure de prolétaire de la photo si l’on pouvait jouer impunément sur des mots graves, qui comportent bien trop de pesanteur sociologique (comme on dirait dans les milieux intellectuels, à l’égard de qui F.M. se tient sur une prudente réserve). Oui, c’est une revanche, sans doute, même ressentie comme telle.

Le moment de vérité du portrait photographique comporte la marque d’une domination passagère, il s’inscrit au terme d’une poursuite dont l’aboutissement est l’abandon préconcu du poursuivi, du traqué, qui sait qu’il sera, en fin de compte, soumis, vaincu. Je te découvre tel que tu es, tu vas désormais te soumettre à l’in’terrogation de l’image, tu vas être contraint à l’aveu, tant pis pour toi, ou tant mieux, selon ce que tu es. Exercice de solitude, exercice d’affrontement, exercice de domination, souci de piéger l’autre, de le surprendre au moment de son plus total abandon (on lira le texte entre les lignes), le portrait photographique est un duel à mort où la victime est connue d’avance.

Là triomphe, avec tout l’appui de son imperturbable savoir-faire, la revanche du gamin (qui chez les Gitans d’à côté trouvait l’accueil et l’alcool) sur les vedettes de notre monde à spectacle et à tralala, égaux ou inférieurs à lui-même par la grâce du métier et par la grâce tout court (par l’état de grâce si l’on peut dire), d’un homme qui en a trop vu et trop appris pour ne pas disposer de tous les atouts dans l’instant où l’autre se trouve à sa merci. L’estocade ? Pourquoi pas ? La précision de l’épee se mesure à la précision du regard. Aucun des sujets ne s’en est jamais plaint.

Par contre, d’émouvantes rencontres avec des visages-poèmes, par exemple celui du Duke qui, à plus de soixante-dix ans, ouvre encore sur le monde des yeux de collégien, celui de Rufus, le regard vers le ciel comme dans une fresque de Piero della Francesca, tous ces visages réels, captés au carrefour précis de l’instant unique et de l’intuition magistrale, plantent des jalons dans l’œuvre de F.M. qui décide seul du moment précis de l’authenticité. Solitaire mais souverain.

La nouvelle équipe qui trace les orientations futures du Festival d’Avignon et de ses manifestations d’audio-visuel ne s’y est pas trompée. Le choc du reportage sur « Godot » s’est enfin produit. ll était temps. En consacrant F.M. comme photographe (attaché : c’est le terme lui aussi consacré) du Festival, on a fait plus que de rendre justice. On a reconnu l’évidence.

Quelle idée F.M. se fait-il de l’homme ? ll ne vous le dira jamais. ll l’a suivi dans son labeur de tous les jours. ll a essayé de reproduire le langage de ses traits, l’expression de ses traits en mouvement, comme s’il avait pour tâche de livrer à autrui le maximum des éléments qu’il soit possible d’enregistrer pour qu’on puisse en déduire un constat. ll semble n’avoir aucune idée sur l’homme, n’avoir pour lui que de la curiosité chaleureuse, il semble n’avoir pas de jugement sur lui. Mais il a porté un jugement sur lui en ne choisissant pas ses modèles par hasard, ou opportunité. ll ne photographie jamais que les gens qui appartiennent à son univers. Dans la succession des portraits, pas de politiciens, pas d’hommes d’affaires, pas d’hommes d’église, pas de parvenus, pas de minables. ll n’est pas un photographe de cour. Je vous l’avais dit : ce n’est pas Jean Clouet. Peut-on suggérer que cette attitude n’a pas favorisé son avancement ?

Mais tôt ou tard, les dons du créateur trouvent le moyen de s’affirmer au grand jour. Ce que l’on peut voir dans cette exposition est l’aboutissement de trente-cinq années de recherches durement vécues, à travers les vicissitudes qui ne manquent jamais de s’abattre sur les purs. Regardez bien ces photographies. Elles sont la manifestation d’une vérité simple. L’artiste digne de ce nom ne triche jamais. ll ne connaît ni la mode, ni l’esbrouffe, ni le souci d’étonner, ni celui de plaire, ni celui de faire parler de soi à n’importe quel prix. ll ne se livre pas à la délectation suprême de se payer la tête du public. ll fait son travail. Avec toute la probité dont il est capable. Et de telle façon qu’il désarme les plus retors. C’est à vrai dire un homme gênant. D’un autre monde.

Georges Daru, 1980